Entre recherche et dramaturgie, le dispositif du GdRA rend compte d’une diversité culturelle et naturelle toujours plus menacée par l’Occident. Selve déplace le terrain de l’enquête en Guyane française, parmi le peuple amérindien des Wayana.(1)
Depuis 2007, le GdRA (Groupe de recherches artistiques) développe une pratique singulière, associant recherche et spectacle, dans la lignée des « théâtres du réel (2) ». Ses fondateurs, l’anthropologue et musicien Christophe Rulhes et le circassien Julien Cassier, y invitent des intervenants de toutes disciplines afin de porter sur scène, de rendre sensible et représentable la parole des personnes qu’ils interrogent. Au commencement, donc, un dispositif d’enquête sur un terrain parfois lointain, les entretiens filmés venant s’enrichir de dessins et de peintures, de photographies et de captations audio – matériau d’une vertigineuse investigation scénographique et dramaturgique.
Après Lenga (2016), Selve constitue le deuxième volet de la Guerre des natures, où le GdRA met en scène, dans l’héritage revendiqué des anthropologues Bruno Latour et Philippe Descola, la rencontre d’une conception « moderne » du monde, fondée sur la prise de possession de la Terre par les hommes, avec les pratiques de populations « terriennes » dans l’imaginaire desquelles la distinction entre nature et culture est privée de sens. Après Madagascar et l’Afrique du Sud, le terrain se dé- place cette fois en Guyane française, dans la forêt amazonienne, parmi le peuple wayana, désormais menacé, comme les autres Indiens d’Amazonie, par les violences et la pollution liées à l’orpaillage, la propagande envahissante des évangélistes et une véritable épidémie de suicides, en particulier chez les jeunes gens. Accompagnés du dessinateur et fabricant d’images Benoît Bonnemaison-Fitte, de la photographe Hélène Canaud et du réalisateur Nicolas Pradal, auteur d’un documentaire sur les Wayana, Christophe Rulhes et Julien Cassier se sont rendus à la rencontre d’Aimawale Opoya, artiste et excellent connaisseur et transmetteur de sa culture, par ailleurs porte-parole de sa communauté. Pendant six semaines, ils font la connaissance de sa famille et de son entourage, interrogent, en- registrent, photographient. La parole revendicatrice d’une jeune nièce d’Aimawale, Sylvana, la singularise, comme la voix possible d’un spectacle à venir.
DES OBJETS PORTEURS DE SENS
Tout en en partageant l’ambition heuristique, le travail du GdRA se tient à contre-courant d’un théâtre fondé sur une recherche documentaire visant à une forme de vérité objective, tendant à effacer le rôle et la vision des auteurs. Le parti pris est celui de la subjectivité: en premier lieu celle du témoin, que le protocole d’enquête invite à s’exprimer le plus librement possible, en son nom propre. C’est autour de la parole de Sylvana – qui traverse le spectacle, à défaut d’être physiquement sur scène, tel que cela avait été prévu – que s’organise le travail de création. L’intervention de Christophe Rulhes n’est pas moins subjective, qui réécrit les propos de Sylvana, quitte à les « trahir », avec son accord, afin de produire un texte que les improvisations font elles-mêmes exploser au cours de la production du specta- cle. Toutes les contradictions que suppose la rencontre des cultures s’expriment : Sylvana, qui s’est d’abord exprimée en français, a re-traduit elle-même en wayana son témoignage relu par Christophe Rulhes ; à sa voix, celui-ci fait répondre celle d’un personnage fictif, voire mythologique, nommé Selve, femme-forêt matricielle, dont la parole prophétique emprunte à un vocabulaire savant. Ce paradoxe est revendiqué : plus que postcolonial, le projet se veut « décolonial », reflet d’un métissage constant des identités et des pratiques. La parole de Sylvana prend place dans un monde sonore que restitue Christophe Rulhes: sur scène, la musique est omnipré- sente, tirant notamment son inspiration des sons et des musiques enregistrés sur le terrain. Presque vide d’hommes, ce monde est aussi puissamment habité d’êtres vivants réels ou imaginaires – cette distinction ne fait pas sens pour les Wayana –, notamment ces esprits jolok que Benoît Bonnemaison-Fitte a eu pour tâche, sinon de représenter, du moins d’évoquer. Il s’est inspiré, pour ce faire, de la culture visuelle des Indiens, qui produisent ta- touages et peintures corporelles, vannerie, objets, ainsi que ces peintures circulaires nommées maluwana, ou ciels de case, représentant les traditions d’une communauté, dont un exemplaire figure sur scène. Chacun des grands lés de papier qu’il a peints à son retour prend en charge une partie de la narra- tion; peu à peu, la black box se peuple d’un univers symbolique, dont le foisonnement reflète celui de l’environnement naturel. Il ne s’agit pas d’un décor, insiste l’artiste, mais d’objets efficaces, porteurs de sens. Sur scène, la famille de Sylvana est représentée au moyen des portraits d’Hélène Canaud, invitée par le GdRA suite à ses travaux sur les populations pygmées d’Afrique centrale. Cette forêt de visages en taille réelle, installée sur des socles mobiles, est sollicitée en fonction d’une narration incarnée physiquement par les comédiens.
THÉÂTRE DE L’HYBRIDATION
Le travail du corps est en effet essentiel, relevant moins d’une chorégraphie que de la création autonome des comédiens-danseurs, répondant, chacun selon ses moyens, au défi de résonner aux paroles de Sylvana, de seconder son récit, de relayer les mots lorsqu’ils font défaut, en particulier face à la situation d’extrême violence que subissent les Wayana. Le corps acrobatique de Julien Cassier exprime une présence brute, proche du sol, prête à la chute, redoublée par la présence de Chloé Beillevaire, invitée pour la physicalité violente, « terrienne », de sa danse, à même de représenter les invisibles jolok et les âmes des suicidés, et sa capacité à s’emparer de la musicalité de la langue wayana. Bénédicte Le Lamer est, quant à elle, la voix de Sylvana en français, dont elle s’approprie et réinvente le texte.
Le dispositif de Selve ne compose pas un discours : le sens y est suggéré, suscité par la multiplicité des démarches. Dans ce théâtre de l’hybridation, chaque « Personne » entretient des rapports dynamiques avec des cultures qui ne s’opposent pas nécessairement. L’oralité, la multiplicité des langues – reflet de la ri- chesse du terrain en faune et en flore – y témoignent d’une diversité que l’Occident est en passe de terminer de détruire. ■
(1) Le spectacle fait l’objet d’une publication aux Solitaires intempestifs, la Guerre des natures, accompagnée d’un double CD, 144 p., 19 euros.
(2) Mouvement ou tendance qui, à partir des années 1980, vise à faire du théâtre un lieu de représentation des réali- tés sociales, en particulier en mettant en scène la parole et les problèmes des personnes ordinaires.